vendredi 11 février 2022

La maison 4

 

ATELIER DU 20 / 01 / 2022


Il y eut ce rêve: elle est dans le couloir de la maison, celui du bas donnant sur la rue de l’océan, entre le magasin de chaussures, un portail de garage toujours fermé et la porte du jardin, couloir où elle n’est jamais allée puisque c’est l’une des entrées des propriétaires, la mère et le fils ; elle traverse des piles de journaux entassés, poussiéreux, collés ensemble par l’humidité, il se dégage une odeur d’encre délavée, de papier mouillé, moisi, une odeur de vieux, une odeur de mort, y a-t-il une odeur dans les rêves ? dans une semi obscurité et très peu d’espace, elle se glisse avec peine comme repoussant les piliers d’un passé qui l’enserre, elle se faufile, écarte avec ses mains des filaments de liasses jaunies, un journal gît à terre, papillon écrasé, aux ailes tombant en poussière, froissées, piétinées, on aperçoit encore dessus quelques lettres, tout est brouillé, un déchirement de mots, elle plisse les yeux, tente de déchiffrer ces formes qui semblent surgies de terre, qui rampent vers elle comme de noires tentacules; elle anone «r a i r e d e m a r» au dessous il y a des traits verticaux qui ondulent, elle y voit des algues marines fines et sombres agitées par des vagues, des signes kabbalistiques s’enroulent autour de ces lignes, impossible de traduire ces pattes griffues dans le reste de la page en décomposition.


Elle se réveille sur cette énigme, son rêve plutôt cauchemardesque la ramène à juillet 2017, elle se plonge dans ce souvenir, elle était parti quelques jours dans ce lieu d’enfance, retournée devant la maison où elle a passé ses vacances de 1961 à 1970, elle se souvient de la tristesse qui l’a submergée face au bâtiment encore debout, délabré, en lambeaux, se souvient d’avoir vu passé dans les rues comme dans un rêve, le fils Marquisaud, espèce de clochard des rues, hirsute, voûté, traînant un caddy rempli de vieux journaux, elle ne l’a pas vu colmatant son couloir avec ses papiers de récupération, elle a juste aperçu le corridor plein de revues ; elle se rappelle avoir demandé au kiosque du coin des nouvelles de cette famille, on lui a parlé de la décrépitude du fils, la mère morte, une aposiopèse glaciale s’était alors abattue sur la maison ; délaissée, craquelée, effritée, on l’a laissé se défaire sans rien faire, comment tenait-elle encore debout, par le seul désir de ses souvenirs à elle, par la pensée magique du dernier de ses habitants qui la trouvait encore belle, qui ne voyait pas les attaques du temps, ne voulait rien changer? pas un centimètre ne devait bouger, il vouait la maison à l’abandon comme on refuse le temps qui passe; les journaux lui servaient de matériel de soutien auquel se raccrocher, combler le vide, la solitude, le délabrement de lui-même et de la maison; il ne ressentait plus rien, ne savait pas pourquoi il faisait ça, au fil du temps le sens s’était perdu, s’entourer de journaux qu’il empilait, ça le réchauffait, le reliait inconsciemment aux autres avec lequel il ne parlait plus, au monde dont la rumeur ne lui parvenait plus, dernier fil avant la fin, dernière pile avant l’effondrement.


Dans sa plongée dans le passé lui revient la voix de sa mère parlant de Marquisaud en 68, alors qu’il voulait être artiste et qu’on l’entendait chanter dans la chambre du bas, «c’est un original!» disait-elle, phrase lapidaire, sans appel, elle repense à cette phrase de Thierry Metz lue hier au soir: La résistance de la société à toute autre forme d’existence ne peut faire de nous que des êtres absurdes, voués –et seulement à cela– à de l’obéissance. Elle penche du coté de l’homme qui penche livre que Metz a écrit; ça aurait été tellement bien que Roger Marquisaud, le prénom lui est revenu d’un coup, réalise son rêve, qu’il devienne artiste; entre le rêve de la nuit et sa rêverie de promeneuse en 2017 quels fils s’étaient tissés, quel part de vérité, quel message à décrypter, elle est sûr d’avoir vu ce couloir, cette béante plaie ouverte sur la rue exhalant cette suinteur d’agonie; mais pour ce qui est de ces lettres rampant dans le noir, quel message lui est adressé, que comprendre dans ce fouillis de lettres marines? les rêves paradoxaux entremêlent souvent la noirceur à quelques petites pépites, quelques rares perles précieuses dans la mare boueuse, elle vient de comprendre les lettres: raire/de mare/ l’horaire des marées! le rythme lent qui berçait son enfance d’attente, de promesse, la mer qu’on allait chercher loin vers l’horizon, les vagues avançant doucement sur le sable, si lentement, ça apprenait la patience, c’est toujours la mer qui les surprenait, les submergeait, où elle plongeait avec de délicieux frissons, ce frisson qui l’étreint aussi repensant à cet homme, il n’avait pu échapper au désespoir, aux atteintes mortifères du temps, qu’est ce donc qui fait pencher la balance? que l’on déchiffre si mal les lettres car on on pourrait lire aussi orrore del mare, horreur de la décrépitude, du cloaque ? qui peut lutter devant la marée déferlante?



Peu après son passage éclair en 2017 la maison fut vendue, restaurée, Roger le clochard vagabond sûrement mort, la maison achetée par un touriste, remise à neuf, appelée villa marquise, mais cette nouvelle maison ne lui parle plus, elle préfère les vieux murs délabrés, elle non plus n’aime pas que les choses changent, elle engrange de vieilles choses, de vieilles pierres , de vieilles fleurs séchées, pour résister au temps, avec l’illusion que les objets gardent en eux un peu de passé perdu.


Estourelle





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La maison 5

  Parfois quand le besoin de solitude est trop  fort, elle va se réfugier dans la jacobine, elle y accède par une échelle en haut de l’esca...