ATELIER DU 20 / 01 /
2022
Il
y eut ce rêve: elle est dans le couloir de la maison, celui du bas
donnant sur la rue de l’océan, entre le magasin de chaussures, un
portail de garage toujours fermé et la porte du jardin, couloir où
elle n’est jamais allée puisque c’est l’une des entrées des
propriétaires, la mère et le fils ; elle traverse des piles de
journaux entassés, poussiéreux, collés ensemble par l’humidité,
il se dégage une odeur d’encre délavée, de papier mouillé,
moisi, une odeur de vieux, une odeur de mort, y a-t-il une odeur
dans les rêves ? dans une semi obscurité et très peu d’espace,
elle se glisse avec peine comme repoussant les piliers d’un passé
qui l’enserre, elle se faufile, écarte avec ses mains des
filaments de liasses jaunies, un journal gît à terre, papillon
écrasé, aux ailes tombant en poussière, froissées, piétinées,
on aperçoit encore dessus quelques lettres, tout est brouillé, un
déchirement de mots, elle plisse les yeux, tente de déchiffrer ces
formes qui semblent surgies de terre,
qui rampent vers elle comme de noires tentacules; elle anone «r a i
r e d e m a r» au dessous il y a des traits verticaux qui
ondulent, elle y voit des algues marines fines et sombres agitées
par des vagues, des signes kabbalistiques s’enroulent autour de ces
lignes, impossible de traduire ces pattes griffues dans le reste de
la page en décomposition.
Elle
se réveille sur cette énigme, son rêve plutôt cauchemardesque la
ramène à juillet 2017, elle se plonge dans ce souvenir, elle était
parti quelques jours dans ce lieu d’enfance, retournée devant la
maison où elle a passé ses vacances de 1961 à 1970, elle se
souvient de la tristesse qui l’a submergée face au bâtiment
encore debout, délabré, en lambeaux, se souvient d’avoir vu passé
dans les rues comme dans un rêve, le fils Marquisaud, espèce de
clochard des rues, hirsute, voûté, traînant un caddy rempli de
vieux journaux, elle ne l’a pas vu colmatant son couloir avec ses
papiers de récupération, elle a juste aperçu le corridor plein de
revues ; elle se rappelle avoir demandé au kiosque du coin des
nouvelles de cette famille, on lui a parlé de la décrépitude du
fils, la mère morte, une aposiopèse glaciale s’était
alors abattue sur la maison ; délaissée, craquelée, effritée, on
l’a laissé se défaire sans rien faire, comment tenait-elle encore
debout, par le seul désir de ses souvenirs à elle, par la pensée
magique du dernier de ses habitants qui la trouvait encore belle, qui
ne voyait pas les attaques du temps, ne voulait rien changer? pas un
centimètre ne devait bouger, il vouait la maison à l’abandon
comme on refuse le temps qui passe; les journaux lui servaient de
matériel de soutien auquel se raccrocher, combler le vide, la
solitude, le délabrement de lui-même et de la maison; il ne
ressentait plus rien, ne savait pas pourquoi il faisait ça, au fil
du temps le sens s’était perdu, s’entourer de journaux qu’il
empilait, ça le réchauffait, le reliait inconsciemment aux autres
avec lequel il ne parlait plus, au monde dont la rumeur ne lui
parvenait plus, dernier fil avant la fin, dernière pile avant
l’effondrement.
Dans
sa plongée dans le passé lui revient la voix de sa mère parlant de
Marquisaud en 68, alors qu’il voulait être artiste
et qu’on l’entendait chanter dans la chambre du bas, «c’est un
original!» disait-elle, phrase lapidaire, sans appel, elle repense à
cette phrase de Thierry Metz lue hier au soir: La résistance de
la société à toute autre forme d’existence ne peut faire de nous
que des êtres absurdes, voués –et seulement à cela– à de
l’obéissance. Elle penche du coté de l’homme qui
penche livre que Metz a écrit;
ça aurait été
tellement bien que Roger
Marquisaud,
le
prénom lui est revenu d’un coup, réalise
son rêve, qu’il devienne
artiste; entre le rêve
de la nuit et sa rêverie de promeneuse en 2017 quels fils s’étaient
tissés, quel part de vérité, quel message à décrypter, elle est
sûr d’avoir vu ce couloir, cette béante plaie ouverte sur la rue
exhalant cette suinteur d’agonie; mais pour ce qui est de ces
lettres rampant dans le noir, quel
message lui est adressé, que
comprendre dans ce fouillis
de lettres
marines?
les rêves paradoxaux entremêlent souvent la noirceur à
quelques petites pépites, quelques rares perles précieuses dans la
mare boueuse, elle vient de comprendre les lettres: raire/de mare/
l’horaire des marées! le rythme lent qui berçait son
enfance d’attente, de promesse, la mer qu’on allait chercher loin
vers l’horizon, les vagues avançant doucement sur le sable, si
lentement, ça apprenait la patience, c’est toujours la mer qui les
surprenait, les submergeait, où elle plongeait avec de délicieux
frissons, ce frisson qui l’étreint aussi repensant à cet homme,
il n’avait pu échapper au désespoir, aux atteintes mortifères du
temps, qu’est ce donc qui fait pencher la balance? que l’on
déchiffre si mal les lettres car on on pourrait lire aussi orrore
del mare, horreur de la décrépitude, du cloaque ? qui peut
lutter devant la marée déferlante?
Peu
après son passage éclair en 2017 la maison fut vendue, restaurée,
Roger le clochard vagabond sûrement mort, la maison achetée par un
touriste, remise à neuf, appelée villa marquise, mais cette
nouvelle maison ne lui parle plus, elle préfère les vieux murs
délabrés, elle non plus n’aime pas que les choses changent, elle
engrange de vieilles choses, de vieilles pierres , de vieilles fleurs
séchées, pour résister au temps, avec l’illusion que les objets
gardent en eux un peu de passé perdu.
Estourelle